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Retour vers le futur

  • Fabrice Corleone
  • May 18, 2019
  • 21 min read

16 juillet 2016 fabtrouillard

Nous sommes assis sur des rondins de bois posés à la verticale autour du feu de maison, à même le sol. Depuis quelques jours nous travaillons à l’extension de la maison de Fernando et Martha, le long de la rivière Bazágueda dans une réserve naturelle aux bords de la frontière espagnole. Nous vivons avec Francisc, le père de notre hôte, Sasa et Christopher, deux volontaires respectivement hongrois et français. La nature est sauvage et rocheuse, vaste et caractérielle. Le jardin donne des légumes aussi savoureux que gigantesques, les chèvres nous offrent leur souffle de liberté et la vie reprend son cours. Le matin nous travaillons la construction en pierre, technique que je découvre, et l’après-midi nous profitons de ce cadre aux accents de western argentique pour se laisser porter par l’atmosphère des paysages qui ré-oxygènent nos esprits contentés. Louri vient d’arriver et nous passons la soirée à discuter, le regard dans les flammes, l’imagination emportée par les sculptures de cendres, nous apprenons à nous connaître toujours plus. Dans ces endroits reculés moins de vies se croisent, il nous est donc plus évident de pouvoir s’intéresser à chacune d’entre elles de manière plus précise. Une des grandes richesses du voyage se trouve dans ces rencontres instantanées que le caractère éphémère érige au rang du souvenir qui ne s’effacera jamais vraiment, et nous prenons un réel plaisir à laisser les récits de chacun modeler l’image d’un voyage que nous aurions pu faire, d’une personne que nous aurions pu rencontrer. Nous nous réveillons à la fraîcheur d’une rivière qui danse au rythme d’une guitare et d’une derbouka aujourd’hui dans le décor. Isolés dans une espace vivant. L’avantage de vivre avec des musiciens c’est de pouvoir bénéficier de leur inspiration pour mettre en musique certaines scènes du film de nos vies, comme une bande-originale qui rassemble les acteurs et les aide à envisager sereinement la construction du prochain chapitre.

C’est une nouvelle matinée grisâtre. La pluie a cessé de tomber depuis plusieurs minutes mais elle reste présente dans l’atmosphère, le feu a fini de sécher les vêtements toujours humides que nous avons pris l’habitude de porter, les chèvres ont nourri leurs petits et sont parties explorer quelques plaines mouillées de la Serra de Malcata. Nos esprits réchauffés, nous quittons l’obscurité de la cuisine sans fenêtre pour rejoindre Simon, notre ami polonais, et profiter ensemble du confort que nous offre le camion abandonné un peu plus haut sur la route, à savoir un toit et de la lumière naturelle. Au loin, sur le chemin caillouteux qui traverse les collines pour rejoindre la route goudronnée, j’aperçois Paulo, notre ami Brésilien, qui porte son sac sur le dos, sa guitare dans une main et son manteau dans l’autre. Il marche lentement et j’imagine son regard pensif, tourné vers le sol. Il y a des jours où l’automne semble nous éclabousser de toute sa grisaille. Le charme des saisons est de nous transporter dans la marche d’un monde en perpétuel mouvement, elles nous entraînent dans une danse au rythme du changement. A en croire le départ de Sasa, notre ami hongrois, un peu plus tôt dans la matinée, cela doit faire un mois que nous vivons ici. Le temps revêt à nouveau son costume d’illusion et les journées s’imbriquent dans un même ensemble relatif, où seul compte l’humeur du ciel. Lorsqu’il pleure, nous nous abritons dans nos différents refuges et nous cherchons, autant que faire se peut, la lueur du jour pour ne pas laisser nos idées s’assombrir. Je pense souvent à cette horde de bébés chèvres qui viennent au monde par un temps d’automne. Matins et soirs nous les aidons à se nourrir et à mettre un pied dans un décor qui doit parfois les effrayer. Ils découvrent la vie avec toute la fragilité d’un nouveau-né, il leur faut apprendre à marcher, à manger et à trouver leur place dans un climat aux violentes apparences. Quand les nuages se déchargent nous ne nous pouvons pas travailler à la construction de la maison, nous n’avons d’ailleurs que très peu d’électricité puisque l’énergie vient des quelques panneaux solaires de Fernando. Les averses font également monter le niveau de la rivière de façon impressionnante, donnant naissance à des flux rapides et puissants qui courent vers de plus vastes horizons. L’automne amène également son propre type de voyageurs. Il y a une véritable histoire derrière la raison de chacune des venues dans un lieu comme celui-là. Ici nous apprenons à nous recentrer sur l’essentiel, nous repensons les différents aspects de nos modes de vie et cela se répercute sur nos rapports aux autres. Une forte solidarité à la saveur particulièrement appréciable se dégage rapidement de chacune de ces rencontres parce que là-aussi, nous allons directement à l’essentiel et qu’en plus, nous le partageons. L’inspiration se trouve facilement et les océans qui traversent le ciel me poussent sûrement à écrire plus souvent. Même si l’endroit possède une très très forte énergie, l’automne n’est probablement pas la saison qui lui sied le mieux. Lorsque le soleil impose sa puissance tout prend alors une autre tournure. Les couleurs regagnent en vitalité, les odeurs légères regagnent en intensité et notre vision du confort est entièrement revisitée. La rivière lave vêtements et corps qui exploreront ensuite le monde sauvage des alentours. Le matin nous travaillons à niveler le sol rocheux, à construire lentement les nouveaux murs de la maison ou à déplacer les pierres les plus lourdes possible. Ce que j’aime avec le travail d’ici, c’est qu’il reflète l’idée de liberté qui règne tout autour, loin des composantes normatives et sécuritaires qui régissent ce que l’on appelle « monde du travail ». Ici nous sommes libres de nous démerder comme nous le voulons. L’après-midi, le soleil nous offre ses restes d’humeurs estivales et le soir la lavande et le ciste parfument nos pantalons et nos mains baladeuses pendant que nous ramenons les chèvres à l’enclos. Parfois nous replongeons dans l’heureux souvenir d’un été insulaire au travers de l’odeur unique de l’immortelle, parfois nous aromatisons notre eau bouillante avec la menthe sauvage, la citronnelle ou les diverses baies cueillies ici et là. Il y a des jours où l’automne semble nous renvoyer à un été flamboyant. Lorsque la météo est clémente nous nous confrontons aux nuits humides à la belle étoile, régulièrement nous traversons la réserve à pieds, profitant du spectacle de ses différentes ambiances végétales pour atteindre le village plus rapidement que nous l’aurions cru. Il y a des jours où l’automne semble n’être rien d’autre qu’elle-même, une période de transition. La nature se prépare à un hiver rigoureux, les couleurs se ternissent et puisent leurs derniers éclats dans les braises de cette fin d’été. Le chantier avance plus lentement que prévu, l’arrivée du premier enfant et l’enchaînement des journées pluvieuses doivent entraîner la patience de Fernando et Martha. L’agrandissement de la maison représente une étape importante de leur vie, il symbolise le futur commun qu’ils sont en train d’édifier. Le froid et l’eau peuvent rendre la vie moins idyllique mais rien ne les fera lâcher ce rêve partagé. De mon côté l’automne m’aide à trier mes pensées, je prends bien le temps de faire le point sur la direction que je souhaite emprunter par la suite. Je sais que je ne pourrais pas rester jusqu’à la fin de la construction, j’ai besoin de revoir le soleil et la mer, ensemble. Ces semaines d’automnes m’ont confirmé que le cinéma restera toujours ce qui guide mon voyage et mes écrits avancent, j’oriente mes envies pour les destinations futures. Je sais qu’il me faudra bientôt trouver du travail pour payer mon dû et que la France est sûrement l’endroit le plus pratique, mais si la recherche d’un travail qui ne m’intéresse pas doit se faire, il faut que je sois prêt. Depuis un moment j’ai pris l’habitude de vivre pleinement dans un éveil permanent de tous mes sens, au cœur de la grande aventure que représente notre quotidien et je sais qu’un changement trop brutal risquerait fortement de m’affecter. Je sais aussi que le pratique n’a que peu d’influence sur moi et que je ne suis qu’à une étape de pouvoir l’encaisser. Il me reste un dernier point à régler dans mes écrits, une dernière aventure à vivre avant de pouvoir me poser brièvement pour me remettre parfaitement d’aplomb. Je ressens d’ailleurs un besoin grandissant de laisser mon sac un peu plus longtemps quelque part où je pourrais réécrire correctement mon ébauche de scénario, avoir accès à une bibliothèque et regarder une importante quantité de films. Pour nourrir un de mes personnages, il faudrait que je voie le Nord de l’Afrique, le Maroc et sa côte Atlantique gagnent en séduisance. J’aimerais également découvrir l’ambiance d’une ville étrangère et pourquoi pas y trouver un peu d’argent. La Grèce et ses îles m’attirent toujours autant, et Nasso m’y attend encore. Pour essayer de regrouper un maximum de critères je guette les bâtiments qui quittent l’Espagne pour naviguer en Méditerranée. L’expérience maritime reste une de mes grandes priorités mais en attendant je veux continuer à aider Fernando et Martha. Je pense que plus nous sommes en accord avec nous-même, plus notre route semble évidente. Au fond de moi j’ai envie de me prouver que mon altruisme n’est pas égoïste. Je disais, en Roumanie, que lorsque nous voyageons, même en solitaire, nous ne sommes jamais vraiment seuls, je rajouterais, au Portugal, que lorsque nous voyageons, même accompagnés, nous sommes toujours plus ou moins en solitaire. La liberté, c’est le fait de pouvoir faire ce que nous voulons, quand nous le voulons, d’être détachés de toute contrainte, mais pour pouvoir s’y abandonner il faut faire les choses correctement. C’est selon moi la seule véritable manière de s’alléger pour se laisser porter par le vent. La météo prévoit des jours ensoleillés, je vais en profiter pour offrir à Fernando mon surplus de motivation. Ce matin Paolo partait précipitamment vers de nouvelles aventures par-delà la colline et Fernando sait que l’envie de retrouver ce sentiment me démange. La ferme de Bazàgueda offre à une multitude de personnes la possibilité de réorganiser leur vie et il faut qu’elle continue à s’élever. Avant de partir, autant attendre d’en avoir envie. Je l’ai déjà dit, la vie et le cinéma sont la même chose, nous nous servons de l’un pour nourrir l’autre. Maintenant que le changement de séquence est amorcé je vais profiter un peu plus des charmes de la teinte automnale d’ici, avant de découvrir un nouvel automne, là où les vents s’en vont. Rainer Maria Rilke disait: « Être dans une situation qui nous aide à nous former et, de temps à autre, nous mette en face des grandes réalités de la nature, c’est là tout ce qu’il nous faut ».

La vie. Qu’est-ce que la vie ? « Un questionnement, jamais une réponse » répondrait Sansal. Voilà six semaines que la mienne se déroule à Bazágueda et je me sens faible en prenant le stylo. Faible parce que je voudrais crier au monde entier toutes les révélations, toutes les confirmations, toutes les émotions que me procurent les jours heureux passés ici. Faible parce que je sais que les mots ne seront pas à la hauteur, que je peux tenter de décrire chacun de ces moments mais que je n’arriverais probablement pas à retranscrire la force de ces souvenirs, la force de ces expériences trop personnelles. Ma faiblesse n’est bien sûr que littéraire, pour le reste je me sens, au contraire, très fort. Tâchons de voir ce que je peux faire. Bazágueda c’est le retour à la nature, la vie en extérieur, du sens dans chacune de nos actions , de l’ordre dans nos idées, de l’oxygène dans nos poumons. Je passe les deux premiers jours à vider la porcherie de sa masse d’excrément et de boue, excellent fertilisant pour le sol. Si la tâche ne semble pas très attrayante de prime abord et l’odeur quelque peu repoussante, je comprends rapidement la symbolique de ce travail. Fernando et Martha se rapprochent chaque année de l’auto-suffisance alimentaire et nous travaillons en ce moment à l’élaboration du nouveau jardin. Deux mille cinq cent mètres carrés de terre à travailler pour cultiver les légumes que nous mangerons plus tard dans l’année. Les volailles – poules, dindes, canards et oies – sont transférées dans les vestiges du potager de l’année précédente. Elles peuvent, à leur guise, consommer ce que nous ne récoltons pas et, par la même occasion, enrichir la terre de leur compost naturel. Les cochons se nourrissent de nos déchets naturels crus, telles les épluchures de légumes, et produisent le fertilisant que nous utilisons pour cultiver le nouveau jardin qui produira les nouveaux légumes dont nous nous nourrirons et dont ils utiliseront les restes pour créer le nouveau compost. C’est donc le corps partiellement recouvert d’excréments que je comprends soudainement la portée de mon action, son rôle dans l’éternel cycle naturel. La cohérence efface le dégoût. Plus la porcherie se vide, plus elle révèle ses bas-fonds. Pour un retour à la nature tellement souhaité, je suis servi. Nous pouvons commencer à cultiver notre jardin. Dans ces collines rocheuses le sol est très caillouteux et doit être bien travaillé avant d’y planter quelques milliers d’oignons, de salades, de pommes de terre, de choux, de pois chiches, de haricots, de tomates, de citrouilles, d’aubergines, de poivrons, de concombres ou encore de nouveaux arbres fruitiers, principalement pruniers et cognassiers. En octobre dernier j’ai pu mesurer la richesse du potager et les incroyables saveurs de tous ses légumes, comme si je découvrais seulement maintenant le véritable goût de ces ingrédients que je mange pourtant depuis toujours. Ce que j’aime avec Bazágueda c’est que l’argent n’entre pas en compte, nous travaillons pour améliorer directement notre niveau de vie. Les légumes nourrissent les nombreux voyageurs s’arrêtant à la ferme, nous utilisons le bois que nous coupons pour nous chauffer et nous construisons les maisons que nous habitons. La construction est un long processus entamé en octobre dernier et ralentis par l’hiver, son climat et son manque de volontaires. Nous prenons néanmoins un rythme de plus en plus satisfaisant et assuré. Fernando a cette volonté d’authenticité, il utilise les méthodes traditionnelles vieilles de plusieurs siècles. L’élaboration des murs est un peu comme un gigantesque puzzle, il faut trouver les bonnes pierres au bon moment et il est marrant de constater que la nature fait bien les choses, elle nous fournit toujours ce que nous désirons. Comme le dit Fernando, c’est un travail de patience. Il pourrait acheter des tonnes de pierres déjà taillées mais le charme serait perdu. Ici la rivière et les massifs rocheux nous offrent toute la matière que nous voulons, cependant notre stock commence sérieusement à s’amenuiser et je vais parfois découper de nouveaux morceaux près du pont où nous emmenons les chèvres le matin, juste armé d’un marteau et d‘un burin. Lorsque la remorque du tracteur se vide de son contenu argileux nous allons en récolter sur la colline la plus proche, entre les deux maisons, avec une pioche et une pelle. Ici tout le travail se fait manuellement, même lorsque nous devons soulever une pierre de quelques centaines de kilos pour la placer délicatement sur le mur. Ce que j’aime avec la vision du travail de Fernando c’est que rien n’est impossible, tout est une question de volonté. Je me souviens de cette matinée en octobre où nous devions déplacer une poutre de quelques centaines de kilos elle aussi. La scène se passe dans la ruine jouxtant la maison de nos hôtes, la poutre en question est un gigantesque tronc d’arbre sur lequel reposait le toit de l’ancienne bâtisse et Fernando souhaite le descendre de quelques dizaines de centimètres afin de l’utiliser comme base pour le sol du futur étage. Nous assemblons une sorte d’échafaudage en posant des eucalyptus fraîchement coupés en équilibre sur une pile de parpaings d’un côté et sur le mur de l’autre. Marceau et moi montons nous asseoir sur ce banc improvisé, perchés à environ deux mètres de hauteur, certains ont pour mission de soulever le tronc, d’autres de le tirer avec la corde que nous y avons accrocher et l’idée est de le faire tomber – délicatement si possible – sur notre échafaudage de fortune avant de le glisser dans son nouvel emplacement. Je me souviens du va-et-vient de nos regards entre notre siège d’eucalyptus et le sol rocheux en contrebas, à la fois sceptiques et amusés, mais confiants lorsque Fernando nous gratifie de son sourire complice en nous confirmant qu’il pense cela possible. Et il avait raison, c’était possible. Sans accident. C’est ça l’esprit de Bazagueda.

De la volonté, Fernando en a revendre. Ou plutôt à offrir. Tous les matins nous montons la colline pour aller à l’enclos des chèvres et nourrir les bébés, nous tenons les porteuses de lait pour qu’ils puissent boire et avoir le ventre plein en attendant leur retour, juste avant le coucher du soleil. Le reste de la journée les petits restent à l’enclos, trop faibles pour traverser la rivière, et les autres arpentent librement la magnifique réserve naturelle et son abondance végétale. Fernando veut relancer une espèce propre à la région, il hésite encore à leur construire un abris parce qu’à l’état sauvage elles seraient constamment dehors et il craint qu’en leur offrant un confort né de l’esprit humain elles ne s’affaiblissent et transmettent cette déficience aux générations futures. L’enclos est gardé par Tejo, d’après le nom du fleuve dans lequel se jette la rivière Bazágueda, et maintenant Miura, une jeune chienne qui les accompagnera la journée lorsqu’elle aura appris à ne pas jouer avec les petits qu’elle blesse inconsciemment. Le soir nous ne prenons que la quantité de lait dont nous aurons besoin le lendemain et nous les laissons passer la nuit en sécurité. Un autre travail est d’embellir la nature environnante en rétablissant notamment l’équilibre végétal, en donnant plus d’espace aux arbres les plus disposés à vivre ici. Mieux vaut un arbre en parfaite santé que dix en mauvaise. Un projet qui ne sera jamais fini de notre vivant comme le dit le propriétaire des lieux. Seul habitant de la réserve, Fernando est venu s’installer ici il y a six ans, investissant une maison laissée vacante par le décès de sa tante. Pour moi, et pour beaucoup d’autres, Fernando est un exemple, un modèle de cohérence et de détermination. Passionné de voitures, il travaille d’abord dans le milieu automobile, gravissant rapidement les échelons avant de se rendre compte que cela ne le rend pas véritablement heureux. Après avoir démissionné il commence à se rendre de plus en plus fréquemment chez sa tante, à Bazágueda. Cet endroit il le connaît depuis qu’il est tout petit, il s’en souvient comme d’un lieu magique au milieu de la nature, sans eau courante ni électricité, cuisinant dans une sorte de grande marmite suspendue par une large chaîne au dessus du feu. A cette époque les maisons alentours étaient encore habitées mais la marche du temps les a doucement vidées. Cet endroit Fernando voudrait le faire revivre et il décide donc de s’y installer. Lorsque j’apprends qu’il y passa quatre mois en solitaire je comprends un peu mieux d’où lui vient cette tranquille force d’esprit. C’est un homme qui pense plus qu’il ne parle, ce qui rend les discussions d’autant plus profondes, les mots y sont pesés et choisis, ils résonnent longtemps dans nos têtes. J’aime la clarté de son esprit et la logique de sa réflexion, sa vision de la vie à la fois dure et sensible, et cette constante volonté d’aller de l’avant, de ne jamais s’arrêter, d’apprendre de chacun de ses actes, d’agir plus que de parler. Désormais il n’est plus seul. Martha égaye le quotidien de la ferme de la douceur de son sourire. Je me souviens de ce mois d’octobre où elle devait être au sixième mois de sa grossesse, le ventre déjà bien habité mais constamment à travailler, peu importe la dureté du climat. Seule femme de la ferme à ce moment-là, elle était notre source d’inspiration, notre autre modèle de volonté et de détermination. Elle est venue ici en tant que volontaire et n’est jamais vraiment repartie, la force de son caractère et l’assurance de ses convictions l’emportant sur les critiques et les doutes de son entourage. Avec Daniel, le fils qu’elle porte dans ses bras à longueur de journée, ils forment la nouvelle famille de Bazagueda. Francisco, le père de Fernando, est également présent la plupart du temps. Lorsqu’il porte Daniel dans ses bras, son sourire resplendit de quatre-vingt années d’amour de la vie et, pour ne pas déroger à la règle, il est également doté d’une incroyable force physique. « A mon âge je vois bien que les gens qui ne font rien meurent ». C’est pourquoi il passe ses journées à travailler. Il ne doit pas être évident de cohabiter avec des voyageurs toujours différents, car si pour certains l’endroit est un petit coin de paradis, pour d’autres l’expérience est moins agréable. Vivre à Bazagueda c’est vivre au contact de la nature mais parfois cette relation peut s’apparenter à un combat, nous travaillons qu’il pleuve ou qu’il vente. De la pluie nous en avons eu douze jours d’affilés. L’eau s’infiltre dans la cuisine, dans la salle de bain et parfois dans la chambre, les nuits sont froides,les matins moins idylliques à l’idée de devoir affronter ces rudes conditions météorologiques et les vêtements ne sèchent qu’au-dessus du feu, véritable trésor autour duquel nous nous réchauffons en permanence. Les chèvres nous rappellent qu’au moins nous avons un toit sous lequel nous abriter et nous joignons nos esprits solidaires pour continuer d’apprécier notre quotidien. La pluie, le jardin en a besoin, surtout avant le début d’un nouvel été aride. Elle nous permet également de trier nos idées et de repenser notre notion du confort. Comme ce café du matin qui m’est encore plus appréciable parce qu’il me réchauffe les mains. Et lorsque le soleil revient c’est un nouveau monde qui apparaît. L’herbe est d’un vert surréaliste, plus verte que chez le voisin, les fleurs scintillent de mille couleurs, des nuées de bleus éclatants, de jaunes vigoureux, de blancs angéliques, de roses féeriques, de violets chaleureux. Si j’étais un peintre voulant retranscrire cette ambiance je choisirais l’impressionnisme, je revois les tableaux du musée de Rouen où nous étions allés avec Valentin. Jour après jour la rivière se calme et redevient plate et paisible, les ballades peuvent recommencer, le décors a changé. Vivre ici c’est repenser toute la vie, et j’en ai perpétuellement besoin. Au contact d’une nature changeante il est plus facile d’observer et d’accepter notre propre évolution, comme si nous avancions main dans la main, au rythme de nos humeurs, avec nos hauts et nos bas mais sans pouvoir arrêter le temps. J’aime le travail en extérieur parce qu’il nous forge autant le corps que l’esprit – bel équilibre – et en affrontant la nature dans tous ses états ce sont nos propres états d’âmes que nous combattons pour finalement se laisser gagner par une force grandissante de paix et de sérénité. Certains quittent la ferme plus tôt que prévu parce qu’ici nous ne pouvons nous cacher ou nous mentir à nous-même, nous devons affronter nos peurs. Le travail de la nature a cet aspect méditatif, étape inévitable dans le cheminement vers une vie plus pure et spirituelle. Pour ceux qui acceptent cette épreuve, alors le séjour à Bazágueda est bien plus qu’une simple expérience de volontariat.

Après un an sans rentrée d’argent j’ai compris qu’il était possible de s’en passer pour vivre mais que cela impliquait des choix qui ne sont pas tous miens. Malheureusement de nos jours si nous voulons réaliser de véritables projets il nous faudra user des pouvoirs de l’argent à un moment ou à un autre. J’accepte la règle et je renforce mes positions. L’argent doit rester un moyen et non une fin, une denrée qui n’est pas la première des nécessités. Mon projet de vie reste le même, l’expérimenter sous ses différentes facettes, renforcer la cohérence entre mes actes et mes propos, changer mon monde pour combattre le leur, faire du cinéma par passion et par amour du partage. Pour bien faire les choses il faut prendre le temps et Bazagueda nous rappelle que celui-ci ne se contrôle pas, qu’il n’est pas figé et qu’il est inutile de lui courir après car il s’écoule comme bon lui semble. Là aussi je ne sais comment décrire la marche du temps dans ce lieu magique. Les secondes sont des éternités et les mois ou les semaines s’écoulent en quelques minutes, c’est le sentiment que nous avons tous, tellement de choses se passent sans que nous ne voyons le temps défiler. Le soleil est notre principal repère mais lorsque nous regardons l’heure exacte c’est toujours une authentique surprise. Louri et Roberta sont partis, mais quand ? Hier ? Il y a deux semaines ? Il y a un an ? Je sais qu’il y a un mois nous allions à une free party dans la région de Portoalegre, près de Fronteira, à un peu moins de deux cents kilomètres au sud de Penamacor. Ce fût l’occasion de retenter le stop au Portugal et force est de constater que la donne a changée. Anna et moi commençons à lever le pouce en milieu d’après-midi, sans succès immédiat mais avec confiance. Durant l’attente je lui dis que si jamais une voiture de français se trouvait à passer par ici, je suis sûr qu’ils s’arrêteraient. Il est 19h30, je viens de regarder l’heure en voyant le soleil s’enfuir derrière les collines, un camion aménagé passe devant nous sans s’arrêter. Nous n’avons pas le temps d’être surpris que le conducteur fait demi-tour pour s’arrêter à notre niveau. Ils sont français et vont évidement au Frequency Festival. Trajet direct dans une véritable maison mobile avec tout confort, coucher de soleil psychédélique, bière, vin rouge et fromage. Il y avait longtemps que je n’étais pas allé à ce genre d’événement et c’est encore une fois l’occasion de constater ma propre évolution. Ce genre de festival rassemble différentes communautés dites alternatives, de nombreuses personnes vivant en camion, des punks ou hippies revendiqués et bien sûr des sans-culottes, des gens sans étiquettes. Les décorations nous rappellent qu’ici personne n’aime le système et l’on y crie haut et fort sa non-appartenance. Pourtant l’eau y est payante, tout comme le Pepsi, les poubelles quasi inexistantes, la nourriture emballée dans du plastique et une allée commerciale est même improvisée avec différents stands en tout genre sur le chemin qui mène aux scènes musicales. Je réalise qu’en vivant chez Fernando et Martha nous avons l’air plus alternatifs, du moins nous changeons plus que nous ne remplaçons. La musique électronique proposée est trop violente à mon goût, je ressens une profonde noirceur à son écoute prolongée, quelque chose d’auto-destructeur, sans espoir ni futur. Heureusement il y a une scène live et une tente Reggae/Dub pour faire le plein d’énergie musicale avant de repartir à la ferme. Pour le trajet retour la pluie nous attend au tournant et les voitures sont rares, le festival n’est pas fini. Nous nous retrouvons à faire du stop à quatre, avec Louri et Roberta, puis à sept lorsqu’un autre groupe se place un peu devant nous au même croisement. Le trajet se promet d’être compliqué mais ce n’est qu’une nouvelle fausse impression. En moins de quatre heures nous arrivons tous les quatre à Penamacor sans jamais s’être séparés. Le retour à la ferme se fera à pieds pour le plaisir de cette marche de dix kilomètres à travers la réserve et pour la symbolique. A la sortie de Penamacor il faut passer sous un grillage préalablement découpé et traverser la large route goudronnée bordée de rambardes métalliques, comme un adieu à la civilisation avant de s’enfoncer dans la nature. Dix kilomètres c’est une distance idéale pour retrouver ses esprits et faire un nouvel état des lieux. En prenant de la distance nous ajustons nos regards. Une de mes grandes réflexions du moment concerne le rapport à la nourriture. A Bazagueda Fernando et Martha s’occupent de cuisiner et nous aurions presque tendance à oublier que tout le monde ne mange pas aussi bien. Au festival je suis relativement surpris de voir qu’il n’y a pas de véritables initiatives innovantes pour se restaurer, pas vraiment d’attention portée à la qualité des produits. Mon rapport à la viande a beaucoup évolué durant cette dernière année. Ici nous ne mangeons que les animaux que nous élevons et j’ai pris part à la mise à mort et à la découpe de poule, canard, dinde et chevreau. Je me souviens de cette scène la veille de pâque, au crépuscule. La tradition portugaise veut que nous mangions du chevreau. Après la traite nous choisissons un des bébés mâles, nous lui lions les pieds et le suspendons à l’arbre le plus proche. Nous ne sommes que Louri, Fernando et moi, il n’est pas possible d’assister à la mise à mort en simple spectateur, sans participer, Fernando ne veut pas que ça soit un spectacle et que les gens grimacent pendant cette étape qu’il n’aime pas. Seulement c’est une nécessité si nous voulons manger de la viande. Manger de la viande c’est avoir du sang sur les mains, il est bon de s’en souvenir. L’ambiance est pesante, le temps gris est menaçant, les nuages sont bas. Nos yeux sont plissés et nos regards fuient vers l’horizon, le sang s’échappe de la gorge du chevreau et Fernando sent que ses mots peuvent nous rassurer. Il nous explique que c’est la nature, qu’à l’état sauvage les animaux meurent et se tuent entre eux et qu’au moins ici, contrairement à l’industrie, cela se fait dans le respect. Ses animaux vivent heureux et le plus librement possible, ils n’ont pas à subir le stress du transport jusqu’à abattoir et la barbarie des machines, ici tout se fait rapidement, sans emballage plastique et sans code barre. Lorsque l’âme du petit quitte son corps, le vent se lève brusquement, une fine pluie l’accompagne et la lumière se teinte d’un gris-bleu qui parachève le mysticisme. Vient ensuite le temps de la découpe et nos esprits s’allègent, nous laissons retomber la tension. En comprenant le travail et l’énergie que nécessite la préparation d’une pièce de viande, je comprends également que notre rapport moderne y est complètement faussé. Il est impossible et obligatoirement mauvais que tous les rayons de tous nos supermarchés soient constamment remplis de tonnes de viandes, c’est contre-nature. Au final tout ça fait toujours partie du même combat, du même pouvoir lié à l’argent dont les propriétaires avides se permettent de changer le monde et nos habitudes pour s’enrichir toujours plus. Je ne sais pas quand le rapport à la viande a commencé à changer mais je pense que le changement est relativement récent, lié à l’essor des supermarchés et des fast-foood. Toujours est-il que là aussi il ne tient qu’à nous d’inverser la tendance et de rétablir l’équilibre, il n’est pas question de se priver mais d’apprécier les choses à leur juste valeur. Si la vie est une spirale, je pense que l’évolution de notre société et, par conséquent, de nos modes de vies en est une aussi. Antagonique, se dirigeant dans l’autre sens, s’écartant de son centre. Pour rectifier le tir il suffit de prendre les choses en mains et de repenser notre confort, ce n’est qu’une question de volonté. Bien sûr une révolution frontale et totale n’est pas possible, l’histoire en témoigne, mais je parle bien de changement, non de remplacement, et celui-ci s’effectue à notre échelle. A force de s’agrandir les échelles finiront par s’assembler et formeront un solide échafaudage, le reste n’appartient qu’au temps. Et là encore il faut apprendre à le reconsidérer, à accepter que ce genre d’entreprise nécessite bien plus que la durée d’une simple vie. « Quelle est la grande action qui ne soit pas un extrême au moment où on l’entreprend ? C’est quand elle est accomplie qu’elle semble possible aux êtres du commun » .

La vie. Qu’est-ce que la vie ? Question bien ambitieuse à laquelle je ne pense pas qu’il y ait de réponse unique. La vie est ce que nous décidons qu’elle soit. Pour moi elle n’a de sens que si nous la rendons palpitante, magique, riche et variée. Nous sommes tous enfants du système, siégeant en son cœur, tâchons d’utiliser cette position stratégique pour nous élever au delà de ses barrières. Sansal – encore lui – écrit « C’est parmi les siens, et contre eux qu’il faut se battre, c’est là, dans le va-et-vient des jours et le fouillis des non-dits, que la vie perd le sens des choses profondes et se réfugie dans le superficiel et le faux-semblant ». Napoléon de son côté affirmait : « Le canon a tué la féodalité. L’encre tuera la société moderne ». Qu’il est tort ou raison, ne sous-estimons pas la force de nos idées. Mon combat est idéologique. Je sais que le cœur nous fait vivre et que l’esprit nous rend libre, qu’en se servant de l’un pour alimenter l’autre la vie ne peut s’enchaîner que correctement, que les plans sont faits pour être changés mais que souvent les rêves persistent et nous guident, qu’en s’allégeant des contraintes superficielles que l’on nous inculque il est possible de suivre cette route vertueuse que je veux continuer d’explorer le plus longtemps possible pour voir où elle mène. Marcher vers l’inconnu ne me fait pas peur puisque la route forge ma personnalité, je suis sûr d’y trouver une destination. Enfin, pour reprendre Machiavel : « Il ne faut pas que l’on m’impute à présomption, moi un homme de basse condition, d’oser donner des règles de conduite à ceux qui gouvernent. Mais comme ceux qui ont à considérer des montagnes se placent dans la plaine, et sur des lieux élevés lorsqu’ils veulent considérer une plaine, de même, je pense qu’il faut être prince pour bien connaître la nature et le caractère du peuple, et être du peuple pour bien connaître les princes ».

 
 
 

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